Ce livre a sans aucun doute fait du bruit à sa parution, clameur de la reprise d’une guerre ouverte entre partisans du maternage et partisans de la femme émancipée – pour résumer tout cela aussi brièvement et d’une façon aussi caricaturale que celle dont l’auteur expose sa pensée dans cet essai qui se veut profondément féministe.
L’intention de l’essayiste est on ne peut plus louable, et je dois lui reconnaître le mérite de poser certaines questions, à défaut d’y apporter des réponses, et tout ouvrage se donnant pour ambition de réaffirmer la nécessité pour les femmes d’être libres et de se battre pour cette liberté doit à mon sens être applaudi. En ce sens, je ne condamnerai pas ce texte dans son ensemble, ni pour le principe fort bon dont il procède. Cependant, il me paraît évident qu’Elisabeth Badinter n’a sur certains points certainement pas approfondi son sujet, ne s’y est pas frottée pour ainsi dire concrètement, et la pensée s’enlise hélas dans une sorte de magma confusionnel, où tout est mêlé, mélangé, faute d’avoir sans doute effectivement interrogé certaines des femmes dont il est question.
Il est en effet indéniable que l’inégalité entre les hommes et les femmes persiste, à bien des égards, et que les femmes sont les grandes perdantes souvent après leur choix de la maternité – ce sont elles qui prennent les temps partiels, qui s’occupent des enfants au quotidien, qui assument majoritairement les tâches ménagères. Très juste aussi ce passage fort pertinent sur le non-désir d’enfant, sur le choix réfléchi de ne pas en avoir, et l’incompréhension crasse que ces femmes doivent subir, questionnées qu’elles sont en permanence sur leur choix, soupçonnées de n’être pas tout à fait normales, d’être égoïstes ou carriéristes… Elisabeth Badinter touche juste en bien des endroits et remet la question de la maternité dans une place qu’elle avait sans doute un peu perdue depuis plusieurs années.
Elle voit également un grand recul par rapport aux avancées féministes des années 60-70, dans le retour actuel des femmes à la maison, qui dit-elle, subissent l’influence idéologique d’une société qui les pousse à penser qu’elles doivent tout d’abord à leur enfant avant qu’à elles-mêmes. Les hommes, ajoute-t-elle, ne risquent pas de les en dissuader car finalement cela les conforte dans leur rôle traditionnel : travailler, ne pas s’occuper prioritairement de la maisonnée. Cela n’est pas faux, il est vrai qu’il est plus difficile pour une femme de retourner travailler après une naissance dans l’état actuel des choses – difficultés à trouver un mode de garde, salaire parfois dérisoire face au coût des gardes d’enfant (certaines perdent de l’argent en retournant travailler…), travail parfois peu épanouissant, l’éducation des enfants pendant quelques temps à la maison apparaît ainsi comme un choix par défaut. Mais c’est à partir de cette optique, me semble-t-il, que l’auteur commence à tout mélanger. D’abord, certaines femmes font réellement le choix de s’occuper de leurs enfants, et pas simplement par défaut : le choix positif est tout simplement évacué de cet essai. Ensuite, parlant du recul en matière d’émancipation de la femme, E. Badinter enchaîne pêle-mêle les questions des couches lavables, de l’accouchement (accoucher à domicile est ainsi présenté comme un archaïsme idéologiquement motivé par un retour à la nature), de l’allaitement (un procès de la Leche League est mené tambour battant pendant plusieurs pages), du maternage proximal (cododo, portage, peau à peau…), du congé parental ; et un final incongru faisant l’éloge à peine masqué de ces femmes du XVIIIème siècle qui n’allaitaient ni n’élevaient leurs enfants, mais faisaient la grasse matinée et avaient des préoccupations exclusivement intellectuelles, termine étrangement ce grand chapitre consacré à l’asservissement contemporain des femmes.
Or il me semble que l’auteur n’a strictement rien compris aux motivations qui peuvent pousser les femmes à accoucher chez elles. Non, il n’est pas question pour celles-là même qui le font de retourner à un état originel et naturel prétendu meilleur, et non, il n’y a pas toujours d’idéologie qui sous-tend cette décision (je ne nie pas que ce puisse être le cas cependant – encore faudrait-il des bases d’études solides…) Mais a-t-elle été interroger ces femmes, d’ailleurs, s’y est-elle réellement intéressée ? Non, il lui suffit que cette pratique perdure, et de constater que davantage de femmes encore y ont recours dans d’autres pays, pour en tirer des conclusions radicales. Je le dis, et je le répète : l’accouchement à domicile n’a rien à voir avec la nature, n’a rien à voir avec l’écologie, n’a rien même à voir avec le maternage. Il s’agit d’une question de respect des femmes, justement, et si E. Badinter s’y était réellement intéressée, elle aurait compris qu’au contraire, cette démarche est féministe. Parce qu’il y est question de liberté, de respect de l’intégrité, du corps, du psychisme, des désirs…
Quant à l’allaitement, là encore il semble que le but soit exclusivement de régler son compte à la Leche League – dont il convient effectivement de discuter – et de fustiger dans cette pratique l’asservissement de la femme à la nature et à l’enfant. Et E. Badinter de se féliciter, face aux chiffres les plus bas d’Europe, que les Françaises résistent si bien à l’idéologie… d’ailleurs, la preuve, dit-elle, que les femmes n’aiment pas cela : elles arrêtent aussitôt qu’elles retravaillent, soit en moyenne au bout de quelques semaines. Là encore, a-t-elle parlé avec ces femmes ? Sait-elle combien pleurent de devoir arrêter d’allaiter, de sevrer contre leur gré, de voir hurler leur bébé refusant le biberon alors qu’elles n’ont pas le choix ? Bien sûr que le choix doit rester entièrement libre, et qu’il ne faut pas forcer à allaiter… mais celles qui le veulent vraiment, le peuvent-elles vraiment, sans justement devoir prendre un congé parental, sans devoir recourir au tire-lait (présenté comme une infamie de plus) ? Parlant justement d’idéologie, il est curieux de voir comment dans ce passage sur l’allaitement revient encore et toujours cette référence aux pays en voie de développement… L’allaitement, c’est bon pour eux, mais pour nous, pays civilisé – pardon, développé, nous avons cette chance d’avoir le biberon et un lait » toujours plus proche du lait maternel », alors à quoi bon s’asservir et s’animaliser…
On l’aura compris, cet ouvrage développe à mon sens une réflexion intéressante, mais malheureusement associée aux pires clichés et amalgames en tous genres. Il est vrai que, parcourant l’ensemble et à trop vouloir en dire, on peut avoir l’impression que le statut de la femme est bien menacé, que la maternité fait l’objet de pressions diverses, et que les femmes peuvent être influencées durablement. On a tendance souvent à penser que la maternité est un bloc, en parcourant certaines forums de discussions consacrés à cette question : accouchement naturel, couches lavables, allaitement prolongé, congé parental, maternage proximal (et ses dérives, le nouvel enfant-roi…)… Dans les faits, les femmes qui le tentent se rendent bien vite compte de ce qui est essentiel, et de ce qui ne l’est pas, de ce qui leur correspond, et de ce qui n’est pas pour elles. Elles lisent, s’informent, font leur miel des diverses opinions… et évoluent.
Il y a bien un conflit entre la femme et la mère, mais peut-être ne se situe-t-il pas toujours là où on l’attend. La difficulté maternelle doit être entendue, les femmes sont encore trop isolées et sans soutien véritable du choix de leur maternité et du bouleversement (Tremblements de mère…) qu’une naissance peut entraîner. L’isolement des femmes et des couples, voilà un des problèmes véritables…
On peut être mère et être femme, sans conflit – il est dommage que l’ouvrage évacue, aussi, cet aspect.
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