Presque deux ans se sont écoulés depuis mon dernier article sur cette page ; deux années pendant lesquelles j’ai grandi, fortifiée par la merveilleuse naissance de ma fille, intimement transformée, plus forte et plus sereine, moins en colère sans doute. Ma parole semblait s’être tarie, et j’avais presque oublié pourquoi je ne pouvais plus regarder une émission sur la naissance à la télévision, ou ce qui me faisait m’éloigner, discrètement, d’une pièce où une femme racontait son dernier accouchement en maternité.
Mais la colère est revenue : non pas la mienne, d’abord, mais celle de toute une profession méconnue du grand public qui croit pourtant bien la connaitre, celle de ces femmes qu’on a tendance à considérer comme des « annexes du Gynécologue-obstétricien », celle des Sages-femmes. Ici et là, un peu partout autour du 26 octobre se sont élevées des voix pour réclamer la reconnaissance de toute une profession, portées par un site militant en particulier, et un peu plus spécifiquement, en marge, pour défendre le droit à accoucher chez soi. Ce droit est aujourd’hui remis en cause par l’obligation des assurances, au coût exorbitant, imposée à celles qui ont choisi de donner leur chance à ces couples-là, ces couples dont j’ai fait partie. Cette colère n’est pas vaine, mais elle n’est pas encore entendue ; elle semble un murmure discret dans cette cohue de revendications dont chaque jour le pays fait l’objet. Elle est relayée, mais elle n’est pas écoutée ; on la soutient mais on ne la considère pas pour ce qu’elle est : la revendication d’une liberté légitime. Elle semble peu de chose, presque un détail – un grain de poussière qui concerne une minorité tâchant de ne plus être silencieuse.
Et c’est en reprenant contact avec cette réalité du silence, assourdissant autour de ces revendications qui partent du fond du coeur, que ma colère est revenue ; celle que je croyais assoupie, domptée par le temps et l’apaisement, celle qui m’anime et me submerge à chaque fois que je dialogue – ou tente de le faire – avec d’autres femmes (et d’autres hommes) qui n’ont jamais, de près ou de loin, considéré que ce mode de naissance en fût réellement un. On me jette à la figure que je suis une privilégiée bobo qui pense à elle avant de penser à son enfant. Que le risque immense que je prends justifie une somme indécente pour couvrir les dégâts que je vais faire encourir à la société tout entière. La colère les saisit eux aussi dans ce déni d’une liberté qu’ils vomissent, qu’ils haïssent. Dans ce débat, l’argumentation et la raison n’ont plus cours ; elles pourront peut-être convaincre le législateur s’il parvient à faire abstraction du souffle haineux de l’opinion, elles n’auront jamais d’effet sur le quidam nourri aux Baby-booms, qui ne voit les naissances qu’à travers le filtre de la blouse verte et des femmes allongées sous perfusion.
Car on aura beau dire, la naissance est avant tout une question de croyances et de superstitions. C’est le contour de toutes les peurs, et il y a comme quelque chose de terriblement sacramentel dans ce moment incroyable et toujours inédit qui touche à l’irrationnel. Cette rencontre que chacun fait de l’autre que soi dans tout son mystère et son terrible enjeu de vie, et de mort. Rien ne peut lutter contre cela : ni chiffre, ni dialogue ; il n’y a que l’héritage, l’éducation familiale ou le ravage intérieur qui parfois permettent de comprendre – parfois trop tard.
Je voudrais parler des ravages. Ces derniers jours, j’ai lu à nouveau des témoignages d’accouchements bouleversants. J’y lis la solitude, la détresse de femmes et de couples à qui l’on n’explique rien, qui attendent d’être soutenus, et qui rencontrent le silence, la douleur, l’effondrement intérieur. Il n’est pas besoin d’ailleurs d’un « danger » pour la mère ou l’enfant, il n’est pas toujours question d’urgence, mais il est toujours question de pouvoir, de mainmise, comme le rappelle judicieusement l’article de Marie accouche là à propos des touchers vaginaux.
Ce pouvoir sur la femme au moment où elle est dans le plus grand état possible de vulnérabilité, je l’ai connu, je l’ai subi, et je voudrais aujourd’hui en parler pour montrer une de ces violences faites aux femmes dans la plus grande impunité, celle des protocoles ; une violence ordinaire, qui n’émeut plus personne puisque lorsqu’on l’évoque les témoignages affluent pour dire « moi aussi, mais c’est nécessaire », pour dire « ce n’est rien : la mère et l’enfant se portent bien ». Mais qui peut en être certain ?
Lorsque je suis arrivée ce jour-là à la maternité, il était environ midi, et cela faisait plusieurs heures que je sentais que le travail avait démarré de manière active. Ce premier accouchement, je l’avais préparé, et pas seulement à l’aide du rayon maternité du supermarché du coin : je savais ce que je risquais en allant à l’hôpital, j’étais déterminée à lutter si besoin ; je recherchais avant tout du réconfort, de l’aide, une main un peu douce, des paroles apaisantes. Je n’avais pas envie de partir de chez moi, je n’avais pas envie d’aller ailleurs ; j’avais envie de chanter, de danser… mais je me suis pliée à la règle : quand on accouche, on va à l’hôpital. Dès mon arrivée, l’accueil fut assez glacial : je marchais sans problème, je ne me tordais pas dans d’atroces souffrances : on ne me croyait pas vraiment en travail. L’arrivée à la maternité avait eu cet étrange effet de couper mes contractions, de les atténuer, comme si elles étaient intimidées par ce changement de programme… j’étais pourtant déjà à 4 centimètres, et la sage-femme de garde ce jour-là fut bien obligée de convenir que je n’étais pas venue pour rien. Je fus conduite en salle de naissance. Je mentionnai alors mon souhait de ne pas avoir de perfusion : je crois que cette simple demande a déclenché les hostilités, et après un dialogue que je m’efforçai de maintenir courtois – j’étais là pour accoucher de mon premier enfant, pas pour porter un étendard – je dus m’incliner et accepter la voie veineuse dont je sentis la piqûre sans discontinuer, obtenant cependant qu’il n’y fût pas administré d’ocytocine. Le problème, voyez-vous, c’est que je parlais un langage que je n’étais pas censée connaître, et encore moins maîtriser. J’avais mis un pied sur un territoire auquel je n’aurais même pas dû avoir accès. J’avais commencé à prendre un peu de pouvoir à celle qui entendait le détenir de manière absolue, et non le partager.
J’avais obtenu de ne pas avoir d’ocytocine : mais il y avait une condition. Un centimètre par heure. L’épée de Damoclès, donnant-donnant. Et la sage-femme qui m’observait demeurait dubitative : il ne lui semblait pas que mon travail dût être très efficace ; j’étais trop calme, trop sûre de moi – pas assez en demande, et surtout pas de péridurale. Cette dernière non-demande l’avait fait sourire, de ce même sourire un peu narquois qui avait traversé le visage de l’anesthésiste lors de la consultation obligatoire du 3ème trimestre, ponctué ce jour-là d’un « je note votre refus de la péridurale, pour mes statistiques des femmes qui ont craqué une fois en salle ». La voie posée, tout allant bien, la sage-femme s’éclipsa. Rien ne requérait en effet sa présence : le bébé n’allait pas naître dans la minute, je ne me plaignais pas, je n’avais aucune pathologie. Je crois que cette solitude face à la douleur, dans laquelle je fus alors abandonnée, je ne l’avais encore jamais ressentie à aucun autre moment de ma vie. Je n’étais pourtant pas tout à fait seule ; mon compagnon était présent, mais désemparé, tout autant que moi face à cette expérience inédite de l’accouchement. Seule, désespérément seule ; chaque contraction – elles étaient heureusement relativement espacées – me plongeait dans la douleur sans le moindre recours ; je demeurai debout, incapable d’adopter une autre posture, accrochée à la table d’accouchement à laquelle j’étais liée par cette maudite perfusion et le monitoring que j’avais accepté sans même protester, lassée d’avance et prête à mettre mon énergie ailleurs. Toutes les heures, la sage-femme revenait. « Allongez-vous, je vais faire un TV ». Docile, je m’exécutai, m’allongeai sur la table dure et froide. Elle faisait son TV, faisait la moue. Repartait, sans rien dire. En sa présence, invariablement les contractions cessaient presque, s’estompaient. Je ne comprenais pas. Ça ne se passait pas comme dans les livres. Au bout de deux heures, et du 2ème TV, elle déclara qu’il lui fallait mettre désormais de l’ocytocine dans la perfusion. Je savais ce que cela signifiait : j’allais davantage souffrir, j’allais perdre le contrôle et devoir recourir à la péridurale. Je ne comprenais pas pourquoi le travail n’avançait pas : lorsque j’étais de nouveau seule elles étaient pourtant si puissantes ! Je lui demandai alors de me dire où en était mon col. 6 centimètres… donc un centimètre par heure. Furieuse, je refusai violemment l’ocytocine. Nouvelle lutte pour reprendre le pouvoir, le contrôle de ce que je voulais moi-même conduire ; mais elle venait d’échouer.
On parlait plus haut des TV. Comme ces contractions ne lui semblaient décidément pas bien fortes, la sage-femme m’imposa un TV pendant une contraction, pour voir comment le col réagissait. Je dus donc m’allonger, elle introduisit ses doigts, et nous patientâmes ainsi : moi allongée, sans contractions, et elle, ne me regardant jamais, les doigts loin dans mon vagin. J’en ressentis une certaine humiliation, et lorsque la contraction arriva, je ressentis une douleur extrêmement intense : un col en travail est en effet d’une sensibilité terrible, et la présence des doigts de la sage-femme relevait pour moi, à ce moment-là, d’une forme d’intrusion des plus violentes et douloureuses. Mais elle ne pouvait rien faire de plus : le col travaillait, s’ouvrait, le travail progressait, l’enfant allait on ne peut mieux, impossible de prendre le contrôle. Arrivée à 7 cm environ, la douleur franchit un pallier brutal. J’entrais sans le savoir dans la phase de désespérance, et mes gémissements se firent plus intenses, ma solitude et mon désespoir plus sensibles. La sage-femme rentra dans la pièce en riant : « ah, on vous entend un peu plus maintenant ! » et me proposa la péridurale. Je lui demandai alors pour combien de temps j’en avais encore. « Au moins 4 heures, et cela sera de pire en pire ». Comment ne pas céder ? et ce n’est pas pour moi que je cédai, mais parce que je n’arrivai plus à imposer le spectacle de ma détresse à mon compagnon. J’acceptai donc la fameuse… mais c’est alors que tout s’accéléra. D’abord, pas d’anesthésiste disponible : trop de césariennes en cours, me dit-on. Ensuite, soudainement, la poche des eaux se rompit, et je garde le souvenir intense et ému de ce liquide merveilleux qui éclaboussa le sol… j’avais envie de rire, mais je n’en eus pas l’occasion : la sage-femme rentra brutalement dans la pièce, m’ordonna de m’allonger malgré mes protestations, je me sentais si bien debout que j’aurais voulu rester ainsi ; mais à la maternité, on ne savait pas faire. « Et comment je travaille, moi ? » me répliqua-t-elle. Je m’allongeai donc, ce qui eut pour effet d’arrêter les contractions. « Ne me dites pas que je vais devoir vous mettre du syntho ! » me dit la sage-femme. Je perçus dans ces paroles la menace sourde : ou tu accouches, ou je m’en occupe. Mais je n’avais pas envie de pousser, tout s’était arrêté. j’ignorais alors l’existence de cette phase de latence, phase de repos avant la naissance du bébé. Et j’étais dans cette posture que je ne voulais pas : exposée, jambes écartées, à la merci de tous les regards, de tous les actes dont je n’étais plus actrice. Je sentis que l’on m’aspergeait le bassin, le sexe, le périnée, d’un liquide froid – de la bétadine. Je suppliai la sage-femme : qu’elle me laisse le temps, je ne voulais pas, je ne voulais pas ! d’épisiotomie. Le nom de cet acte même me faisait frémir depuis que j’avais appris son existence, son déroulement, ses séquelles fréquentes. Je voulais une naissance douce, et je voulais préserver mon corps dans ce qu’il avait de plus fragile. Tout ce que j’avais fait jusque-là, tous ces mois de préparation, de réflexion, de dialogue visaient à cela : assurer le bien-être de mon enfant (une naissance douce), et préserver mon corps.
« on verra ça ». La réponse de la sage-femme me glaça. Je comprenais qu’elle avait décidé de la faire, quoi qu’il arrive. Je la suppliai à nouveau, je protestai, je manifestai mon refus par tous les moyens, je ne voulais pas pousser, je ne voulais pas ! « Maintenant ça suffit ! me cria-t-elle. Ici, c’est moi le chef. » Je savais ce qu’elle allait faire. Mon compagnon le savait aussi, mais que pouvait-on faire ? comment se défendre d’un coup de ciseau quand la tête de votre bébé pousse sur votre vulve, votre périnée, que tout votre corps exposé sans défense est tendu vers cette naissance, ce moment incroyable, précieux, inédit, de cette première naissance ? Je poussai mon enfant hors de moi. Je sentis, et j’entendis le grand coup de ciseau qui trancha net mon périnée. Et je hurlai. Pas de douleur, bien que je sentisse la douleur ; je hurlai de colère, d’horreur, de désespoir, contre ce coup de ciseau qui venait de me marquer à vie, qui signait ma défaite quant à la protection de mon propre corps d’une violence inutile, cette mutilation qui allait changer le cours de ma vie. Je hurlai de colère et de détresse, sans pouvoir m’arrêter, tant et si bien que je ne sentis pas mon enfant naître. Je n’en ai gardé aucun souvenir. Je ne me souviens de rien, hormis de mes pleurs, et de mon compagnon qui m’obligea à ouvrir les yeux et à regarder. Sur mon ventre, se trouvait un petit enfant tout neuf, tout mouillé, au doux regard. Mon fils venait de naître. Et je n’avais aucun souvenir de sa naissance.
Plus tard, dans la chambre de la maternité, une infirmière me fit lever. Elle me demanda si j’avais envie d’aller aux toilettes. Je venais d’être suturée, et j’avais peur ; uriner était bien le cadet de mes soucis. « Si vous n’y êtes pas allée d’ici une heure, je vous sonde de force ». L’infirmière quitta la chambre. Une toute jeune qui l’accompagnait resta un instant auprès de moi, et me murmura « essayez d’y aller, sinon elle va vraiment le faire… ».
Trois sage-femmes défilèrent au cours de mon séjour dans ma chambre. Toutes, sauf la dernière, s’extasièrent sur la beauté de ma cicatrice. C’est vrai qu’il y avait de quoi se réjouir. Quand j’osai prendre un miroir, quelques jours plus tard, je pleurai si fort que je me jurai de ne plus jamais revivre une telle chose.
Je mis longtemps à comprendre ce qui s’était joué, ce jour-là. Il a fallu en discuter tout au long de ces années, avec différents professionnels : médecins, sage-femmes, qui m’ont permis de comprendre les enjeux de pouvoir qui se cachent derrière les actes invasifs liés à la naissance. Ce premier accouchement, que je n’évoque jamais à voix haute sans que ma voix se serre, que j’ai raconté si souvent à d’autres femmes, a eu au moins le mérite de me faire avancer, réfléchir davantage encore, et à faire les choix qui s’imposaient pour ne plus jamais permettre que l’on porte atteinte à mon corps sans mon consentement. Lors de mes deux accouchements suivants, il n’a jamais été question de pouvoir, sinon, grâce aux formidables sage-femmes qui ont croisé mon chemin, auxquelles je voue une reconnaissance infinie, de la découverte de celui que nous possédons, nous les femmes, la plupart du temps : cette capacité de donner naissance par nous-mêmes, en nous-mêmes ; avec cette certitude que nous en sommes capables, cette conviction que ce pouvoir est à découvrir et peut-être avant tout à reconquérir.